Mais heureusement, j'ai des amis hyper-branchés, funky à la limite qui, eux, sont abonnés au journal indépendant, comme Giuseppe, aka the Italian Stallion. Alors c'est sans sa permission, ni sans celle du Devoir, que je republie un article écrit par André Habib, bien connu du cercle d'amis d'Horschamp, sur le pathétique sens critique des autocongratulés du cinéma d'ici, grande vedette de Coaticook et Verdun-on-ze-fleuve :
Édition du vendredi 29 septembre 2006
«C'est plate... Vite, des pinottes!» - Homer Simpson
Le fait que nous ayons été à peine une poignée sur les 1,58 million de téléspectateurs de Tout le monde en parle dimanche dernier à être profondément heurtés par le spectacle désolant qu'ont donné Patrice Sauvé et Patrice Robitaille ne change rien à la nécessité de prendre la parole pour dénoncer un tel étalage d'inculture et d'imbécillité satisfaite.
Dans le cadre d'une entrevue «Grosse déprime», Guy A. Lepage demande aux deux invités de parler du film le plus déprimant qu'ils ont vu. Patrice Sauvé, réalisateur de Cheech, rétorque immédiatement : Le Goût des cerises, tout en étant incapable de se souvenir correctement du titre du film (Le Goût de la cerise), pas plus que du nom du réalisateur (iranien), Abbas Kiarostami, président du jury du Festival des films du monde de Montréal en 2000 et sans l'ombre d'un doute un des plus grands cinéastes vivants, de l'avis de tous les critiques internationaux (mais qui sont-ils, eux, devant le regard vif et averti de Patrice Sauvé?).
Selon lui, ce film, «en plus d'être plate» et de «raconter une histoire déprimante» («C'est l'histoire d'un gars qui cherche quelqu'un pour l'enterrer parce qu'il veut se suicider... C'est-tu déjà assez déprimant à ton goût!», expliquait-il en provoquant l'hilarité de tous les invités), le film aurait le démérite supplémentaire, aux yeux visiblement aguerris de M. Sauvé, d'avoir «gagné la palme d'or à Cannes»!
Son propos sur le film est tellement magnifique qu'il vaut la peine d'être retranscrit au long : «T'as tellement de temps à te casser la tête [sic], pis de réfléchir, pis d'intellectualiser l'affaire que... tu t'dis : ç'a gagné à Cannes! J'étais pas seulement déprimé, j'étais enragé!» Il n'est pas clair si Patrice était «enragé» d'avoir réfléchi et intellectualisé l'affaire ou s'il était tout simplement outré qu'on ait pu donner la palme d'or à une «affaire» qu'il avait trouvée plate et déprimante.
En dehors de la famille
De son côté, sans le moindre appel ni argument critique, Patrice Robitaille déclarait à propos du film Free Zone (là encore, personne n'a été capable de se rappeler le nom du cinéaste, d'origine israélienne, Amos Gitaï) : «C'est juste plate, c'est mauvais. Tu lis les critiques et ç'a l'air bon, pis tu vois le film : c'est juste plate.» Le film de Gitaï semblait d'ailleurs correspondre parfaitement à la définition que donnait Robitaille de ce qu'il trouvait le plus déprimant dans le cinéma québécois : «Le monde qui se cache derrière l'étiquette du cinéma d'auteur pour cacher un film plate.»
Qu'un cinéaste soit «enragé» devant un film aussi lumineux et aussi important pour l'histoire du cinéma que Le Goût de la cerise paraît déjà incompréhensible et en dit long sur la vision du cinéma qu'il défend; qu'un acteur fétiche ne trouve rien de mieux que le qualificatif «plate» pour parler d'une oeuvre peut-être difficile mais réalisée par un cinéaste contemporain de premier plan qui a plus de 30 ans de métier derrière la cravate exprime bien le raffinement critique dont il est pourvu. Mais après tout, comme le pense et nous le dirait ce tribun du vox populi Guy A. Lepage : «Écoute, chum : y a droit à son opinion, t'as droit à la tienne!» Dans leur monde, une discussion critique devrait ressembler à peu près à ça.
Le plus embêtant, c'est que derrière tous ces propos, on retrouve une haine sourde envers tout ce qui semble dépasser l'intimité de la «grande famille» rassurante de la télé et du cinéma au Québec, un mépris violent également pour ceux qui constituent à leurs yeux une élite déconnectée de la «vraie vie», des «vraies affaires», du «vrai cinéma», de la «bonne télé» : car les mêmes qui ont décerné la palme au Goût de la cerise ne sont-ils pas après tout ceux qui ont dit du mal de Cheech?
Le même Patrice Robitaille (avec son illuminant «c'est plate») qualifiait le papier de Normand Provencher, du Soleil, de «torchon» et avançait avec un aplomb convaincu que si Cheech «avait été un obscur film chinois», le critique aurait sûrement trouvé ça bon. Or, parce que c'est un film québécois, on «doit tomber à bras raccourcis» sur le film... Ce genre de propos montre bien l'estime que ces individus portent au travail critique, tout autant que leur connaissance du cinéma international.
Les meilleurs au monde
Il s'agit ici de personnages totalement convaincus par ce qu'ils font, entièrement obnubilés par leur propre capacité à «raconter des histoires», trop heureux de voguer sur une petite houle de succès québéco-internationaux qui les mène, guillerets, aux quatre coins du monde. Ce sont les mêmes qui nous servent cette mélasse autoglorifiante sur l'état actuel de «notre cinéma» et sur «notre télé» («une des meilleures au monde», a encore une fois tranché avec autorité Guy A. Lepage, dont on peut se demander ce qu'il connaît de la télé des 32 pays qu'il a visités).
Reprenons l'exposé de Patrice Sauvé à propos du cinéma et de la télé au Québec, dont on savourera toute la complexité rhétorique : «On a eu beaucoup besoin, à la télé et au cinéma aussi, de se regarder vivre... Pis on est capables maintenant de raconter des histoires qui parlent de nous et qui parlent de façon beaucoup plus large... On devient habiles et maîtres à faire du vrai bon storytelling qui transcende ce qu'on est au Québec... »
Je laisse aux exégètes le soin de nous décrypter ce galimatias de lieux communs, qui fait l'économie, en douce, de plus ou moins 30 ans de cinéma québécois (Groulx, Perrault, Lefebvre, Carle, Jutra, Labrecque). Ces gais lurons frais nés de la dernière pluie avancent satisfaits de ne rien connaître, sans histoire, sans passé, convaincus du caractère résolument «international» (c'est Guy A. qui l'a dit) du cinéma de pacotille qu'ils commettent et dont, de toute évidence, nous sommes loin d'être débarrassés.
Quand on est enseignant et critique de cinéma et qu'on tente d'expliquer à des étudiants qui aspirent à devenir cinéastes le mérite de certaines oeuvres plus difficiles, d'ouvrir leurs yeux à autre chose que ce qu'ils consomment régulièrement à la télévision, et qu'on voit une joyeuse bande d'ahuris s'esclaffer et se moquer sans vergogne d'une oeuvre de cinéma aussi importante, on ne peut qu'en déduire un abêtissement généralisé, gaiement accepté par tous.
Et dire que ces gens pensent que le cinéma québécois a enfin -- grâce à eux! -- acquis un statut «international» alors qu'ils offrent la preuve la plus accablante d'un repli «communautaire» du plus misérable acabit qui soit... Comment se réclamer de l'«international» quand un plateau entier est incapable de se souvenir du nom de deux des plus grands cinéastes internationaux de l'heure? On ne peut que se consoler en se disant que, de leurs noms aussi, d'ici quelques années, plus personne ne se souviendra... Alors que nous serons un peu plus qu'une poignée, je l'espère, à se souvenir des noms de Kiarostami et de Gitaï.
* Texte appuyé par :
- de la Cinémathèque québécoise : Marc De Blois;
- de la revue Hors champ : Simon Galiero et Nicolas Renaud;
- de la revue Liberté : Karine Hubert, Philippe Gendreau, Olivier Kémeid, Pierre Lefebvre, Robert Richard et Louis-Jean Thibault;
- de l'université Concordia : Walid El Khachab;
- de l'Université de Montréal : Richard Bégin, Serge Cardinal, Michèle Garneau, Jean Larose, Silvestra Mariniello et Viva Paci;
- du club vidéo Phos : Yannis Triantafylou et Marie Êve Breton-Bélanger.