En 1918, lorsque Marcel Duchamp quitte Paris pour l'Argentine afin de se consacrer à l'étude des échecs, il ne sait pas qu'il rencontrera un adversaire de taille en la personne de Francisco J. De La Costa. Ce grand maître de l'école argentine moderne, dont les pupils comprenaient Jacobo Bolbochan (champion argentin en 1931 et 1932), Damián Reca (champion argentin en 1921, puis de 1923 à 1925) et Roberto Grau (champion argentin de 1926 à 1928 puis en 1935 et 1936), montre à Duchamp l'art du sacrifice qu'il maîtrise déjà mais que les leçons de De La Costa amplifient en subtilité, en sauvagerie. Comme terrain d'entraînement, il préconise l'Italienne (Giucco Piano) qu'il agrémente de variations inextricables, comme Beethoven module du La mineur au Mi bémol majeur en quelques mesures endiablées, précurseur du jazz qu'écoute Duchamp sur le paquebot qui lui fait traverser l'Atlantique.
Il transforme l'ouverture classique:
1. e4 e5
2. Nf3 Nc6
3. Bc4 Bc5
en:
3. Bb5 ...
ouverture qu'Alekhin reprend à son compte lors du Championnat de Russie de 1927, année au cours de laquelle il est sacré champion du monde.
Au cours de leurs expérimentations tactiques se développe une franche camaraderie arosée de yaruba mate (cette herbe que l´on laisse infuser dans de l´eau chaude, que l´on sucre ensuite à son goût) et de Xérès. À l'instar des expériences avec l'éther des surréalistes français, les deux amigos baignent dans un océan d'alcool et d'hallucinations, ils baptisent leur nouveau drink le Parisian del Sur, lequel ils versent abondamment lors de tournois informels de Buenos Aires.
Le commerce est florissant. Alors que De La Costa veut faire goûter à toute l'Amérique du Sud leur nouveau délice liquide, Duchamp s'obstine à enregistrer le nom, puis à breveter l'«invention». Duchamp se heurte alors à l'administration argentine qui n'entend rien au jargon de ce gringo européen. Au Bureau d'enregistrement des Breuvages Alcoolisés, Duchamp fait la file, remplit des formulaires, soudoie des greffiers, des ministres, et demande même audience devant le président argentin, Hipólito Irigoyen. Ce dernier l'accueille avec enthousiasme, les voyageurs français visitant de plus en plus le géant d'Amérique latine.
«Votre idée me plaît bien, Marcel. Je vois en votre invention une excellente façon de valoriser la relation entre nos deux pays, d'en apprendre plus sur nos nations respectives.» Ces paroles du présidet argentin résonnent comme de l'or aux oreilles de Duchamp qui s'empresse de rapporter la nouvelle à De La Costa.
«Notre président use de ta naïveté, mon ami. Ne vois-tu pas que derrière cette idée d'union se trame le profit du capitalisme, l'essor d'un marché sauvage qu'il prendra à son crédit et qu'il t'abandonnera dans les pampas? Je t'en prie, amigo, oublie cette idée.» Duchamp, dépité, relance son ami: «Jouons une partie. Si je gagne, j'exploite l'idée avec toi. Si je perds, je n'en fais rien.» Et c'est ainsi que le match du siècle entre deux amis décida du sort d'une boisson aux vertues inimaginables.
Bon joueur, De La Costa laisse Duchamp prendre les Blancs. «Parfait» se suffit de dire le Français. Les deux joueurs choisissent de jouer sans horloge. Le bruit cours dans Buenos Aires qu'un grand match se prépare. «¡Andarre compadres, señores Duchamp y De La Costan jugarán la partida de ajedrez la famosá mas!»
Jacobo Bolbochan, Damián Reca et Roberto Grau assistent au match et commentent en arrière-plan chacun des mouvements des deux ténors. «¡Creo que Duchamp prevalecerá fácilmente!» affirme Bolbochan. «¡Impossible!» s'écrie Reca. «De La Costa está el orgullo de nuestro país, ¡el atropellará el Francés!»
La tension monte, les deux joueurs sont concentrés malgré le chahut des spectateurs qui ne respectent pas les lois non écrites des échecs. Silence dans la salle. On joue!
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