24.5.09

Deux gars sur un pont, selon Bataille

C'est La Part maudite qui aimera, et peut-être toi, aussi, cette lettre de Dominic Fontaine-Lasnier dans Le Devoir du 23-24 mai.

Dominic Fontaine-Lasnier, Professeurs de philosophie au Cégep de Drummondville
Mathieu Gauvin, Professeurs de philosophie au Cégep de Limoilou

Édition du samedi 23 et du dimanche 24 mai 2009

Mots clés : Georges Bataille, Philosophie, Humour, Culture, Québec (province)

Une société capable de rire d'elle-même est plus saine sur le plan démocratique
Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Aujourd'hui, veille du Gala Les Olivier, une analyse de l'omniprésence du rire au Québec par le truchement des thèses de l'écrivain français Georges Bataille.

Le Québec est une terre bienveillante pour ses humoristes. La soirée télévisuelle dominicale d'une grande chaîne, demain soir, leur sera d'ailleurs consacrée: on y diffusera le 11e Gala Les Olivier. Notre société fait la part belle aux humoristes.

Ils sont fréquemment invités à se prononcer publiquement sur des questions qui, à première vue, ne les concernent pas spécialement, sinon comme simples citoyens: la politique, l'économie, l'éducation, pour ne nommer que les plus récurrentes.

Mais s'il est vrai que tout le monde a droit à son opinion, il faut admettre qu'on ne devient pas une autorité dans un domaine simplement parce qu'on sait en rire.

Pourtant, il semble que les humoristes soient devenus en quelque sorte une élite, au grand dam de ceux qui, habitués à une toute autre définition de l'élite, se sentent écartés de cette classe. On parle ici des intellectuels au sens plus classique du terme. Or être dépossédé d'un statut privilégié engendre toujours un certain mécontentement, encore plus lorsque cette dépossession s'accompagne d'une baisse d'attention médiatique.

En effet, quand on demande aux humoristes de se prononcer sur de grands enjeux nationaux et internationaux, quelqu'un perd peut-être sa place, sa tribune d'expert -- perte que d'aucuns considèrent comme une injustice.

De la dénonciation de cette «injustice» à la critique de la place du rire dans le quotidien des Québécois, il n'y a qu'un pas, facile à franchir d'ailleurs pour ceux et celles qui voient dans le rire un signe d'inanité, de vide culturel et de grossièreté. Le rire et l'humour, surreprésentés, deviennent alors les manifestations décadentes d'une mentalité populaire qui suffoque, au fond, devant la perte de ses repères traditionnels et de ses valeurs.

Aux yeux de bien des intellectuels, notre société Juste pour rire aurait, après avoir écarté la religion, développé un nouvel «opium du peuple» (pour parler comme Marx) chèrement payé et largement distribué sur les ondes des médias publics.

L'art de révéler

Mais est-ce la seule façon d'aborder le travail de nos humoristes? Tâchons de voir les choses autrement -- ce que plusieurs humoristes, à l'instar d'autres artistes, nous permettent bien souvent de faire, d'ailleurs. En effet, l'un de leurs stratagèmes ne consiste-t-il pas à décrire une chose le plus honnêtement du monde afin que, confrontés à la réalité nue, à cette réalité que nous couvrons journellement de belles illusions et de pieux mensonges, d'un trait, cette chose se révèle dans sa vérité?

Wittgenstein disait dans ses Investigations philosophiques que les choses les plus difficiles à voir sont celles qui sont le plus près de nous: «Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur simplicité et de leur banalité.» L'art de révéler se pratique de multiples façons. L'une d'entre elles est la musique, l'autre, la poésie, l'autre, la sculpture; enfin, il y a l'humour aussi, souvent plus méchant, souvent mordant.

C'est une des choses que Georges Bataille (1897-1962) a très bien vues. Son oeuvre hétéroclite, écrite principalement durant la Seconde Guerre mondiale, présente le parcours désordonné d'un être qui se découvre sans buts ni valeurs intrinsèques, dans un monde sans Dieu et dépourvu de sens. Un monde vide et absurde, donc, où l'être humain parvient à survivre grâce à ses croyances, à ses ambitions, à son esprit de sérieux et généralement à toute sa prétention à la suffisance.

Mais, malgré tous ces efforts, le vide demeure et le rire surgit inévitablement, constate Bataille, chaque fois que transparaît l'insuffisance fondamentale derrière cette prétention à la suffisance. Voilà ce que révèle le rire, au fond.

C'est ainsi que nous rions d'un ministre très sérieux qui échappe un gigantesque lapsus, révélant du coup que toutes ses pensées ne sont pas, contrairement à ce qu'il aurait voulu laisser entendre, au service du bien public. Nous rions aussi de la mèche rebelle d'un professeur mi-chauve dont le sérieux semblait nous assurer que rien n'échapperait à son contrôle.

Georges Bataille a peut-être exprimé mieux que quiconque cette profondeur paradoxale du rire: «Si je tire la chaise... à la suffisance d'un sérieux personnage succède soudain la révélation d'une insuffisance dernière (on tire la chaise à des êtres fallacieux). Je suis heureux, quoi qu'il en soit, de l'échec éprouvé. Et je perds mon sérieux moi-même, en riant.»

Sur la scène de l'humour, cette attitude est illustrée à merveille par Martin Matte, dont l'un des personnages est un être prétentieux et suffisant à la limite du sérieux, mais avec juste assez d'expressions caricaturales pour bien révéler l'insuffisance, la vanité même de son personnage et du type de personnes auquel il renvoie.

Cesser d'être sérieux? Ce n'est pas ce que dit Bataille: il affirme seulement que l'existence humaine est partagée, qu'on le veuille ou non, entre l'absurde et le sérieux: «[L'homme] est comique à ses propres yeux s'il en a conscience: il lui faut donc vouloir être comique, car il l'est en tant qu'il est l'homme.» Le rire est en quelque sorte un point où l'absurde et le sérieux se révèlent simultanément, pour un instant.

En ce sens, on peut dire avec Bataille que le rire exprime de façon privilégiée la condition humaine. Doit-on alors conclure que l'homme comique -- celui qui est capable de rire de lui-même, de révéler sa fragilité, de relativiser le sérieux de ses prétentions -- est plus authentique? En tout cas, il est plus sympathique.

Même Jean Charest a eu un regain de popularité quand il a commencé à se prêter plus fréquemment à l'autodérision (en participant occasionnellement à l'émission Infoman, de Jean-René Dufort, par exemple), ou encore lorsque, devant une bonne partie de ses électeurs à la dernière émission de Tout le monde en parle de l'année 2008, il a ri de ses propres défauts (la journaliste Chantal Hébert devait en effet lui trouver un défaut politique -- «son côté buté» -- qu'il a admis sans rechigner et même en riant, disant qu'il allait tenter de ne pas recommencer...).

Si l'on tire les conséquences de ce qui précède, on peut affirmer que le rire témoigne d'une liberté qui est authentiquement démocratique tant que l'arroseur peut être arrosé. Une société capable de rire d'elle-même (et Dieu sait si c'est le cas du Québec avec La Petite Vie, Broue, etc.) est plus saine sur le plan démocratique que celle qui n'a pas d'humour.

Une confrontation avec l'Autre est possible, parce qu'on ne se considère pas soi-même comme le dépositaire de la vérité. Ceux qui ne rient pas rêvent de censure et sont fondamentalement intolérants, voire fanatiques. Le fanatique, qu'il soit religieux, athée, de droite ou de gauche, vit sous le poids d'un idéal qui laisse bien peu de place à la légèreté du rire.

Mais cette légèreté du rire ne comporte-t-elle pas à son tour un risque: celui de ne plus rien prendre au sérieux et d'imposer un état d'esprit de nonchalance?

Car, en effet, même si l'un des heureux effets du rire, nous dit Bataille, est d'unir les personnes qui rient en faisant passer «en elles un courant d'intense communication» où «chaque existence isolée sort d'elle-même», rien n'assure que cette «intense communication» puisse être à la base d'un projet de société sérieux ou de quelque visée productive que ce soit; le plus souvent, d'ailleurs, le rire liera la communauté un seul instant, au mieux une soirée -- passée dans la salle de spectacle d'un humoriste, par exemple.

L'intensité que partageront les rieurs sera en quelque sorte dilapidée, comme une pure dépense, une jouissance ou un luxe, et il ne restera pas grand-chose de sérieux après avoir ri, si ce n'est d'agréables souvenirs.

N'empêche que l'esprit de sérieux présente aussi un risque: qui est sérieux est englué dans le présent et se montre parfaitement incapable de sortir de lui-même pour rire un bon coup, rire de ses tracas quotidiens dont l'inanité se révèle à la lumière de problèmes autrement plus profonds, tels la mort et la naissance.

Au contraire, qui a vu le tragique de l'existence affronte ensuite les tracas quotidiens avec légèreté et souplesse, guéri à la fois de sa nonchalance et de son importance, de son statut de personne «affairée». Car la profondeur n'est pas sérieuse, mais légère -- c'est une grande découverte de Nietzsche, à qui Bataille doit d'ailleurs beaucoup.

L'éducation et la culture

Faut-il alors bannir les intellectuels de la Cité et les remplacer par des humoristes? Évidemment non! Le comique dont il est ici question est une attitude et non une profession.

Certains intellectuels sont en ce sens comiques parce qu'ils ne font pas sentir que leurs connaissances et leur compréhension du monde les rendent invincibles; par ailleurs, un humoriste faisant du mépris et de la bêtise un métier aussi sérieux que lucratif n'est pas comique au sens où nous l'entendons.

Bien sûr, ce n'est pas pour un humoriste brutal et vulgaire qu'il faudra condamner tous les autres -- pas plus que pour un intellectuel imbu et arrogant...

Mais si l'humour manifeste la santé démocratique d'une société, n'oublions pas que ce sont l'éducation et la culture qui fondent et fortifient cette démocratie. Espérons que le Québec, qui rit beaucoup, s'en souviendra...

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