27.5.09

Le Lecteur et le labyrinthe

Ce qui m'a interloqué en premier dans (ou plutôt, "sur") Logogryphe de Thomas Wharton, c'était sa couverture: une parte de livre, à l'envers, ce qui ressemble à une tuile, un collier, et cet œil qui me regardait à travers la tuile. Déjà j'étais fasciné.

Mais vous allez me dire qu'il ne faut pas juger un livre par sa couverture. Et bien celui-là, si. L'étrangeté de la couverture n'a d'égal que le contenu labyrinthique et pourtant homogène de cette œuvre qui a valu à l'auteur le prix Howard O'Hagan Award for Short Fiction; il a aussi été finaliste au prestigieux IMPAC Dublin Award.

Si vous n'avez pas déjà fouillé dans un dictionnaire pour trouver la signification du mot "logogryphe", qui a troqué son Y pour un I dans sa graphie contemporaine, c'est que vous savez déjà que c'est une énigme où l'on donne à deviner un mot à partir d'autres; cela peut aussi signifier un discours, un récit où l'on ne s'y retrouve pas aisément. Dans le cas qui nous occupe, Logogryphe répond aux deux définitions.

L'auteur enchaîne de façon brillante entre des récits imaginaires où le début et la fin ne sont pas clairement définis, où certaines pages peuvent se glisser dans une autre histoire pour en altérer le sens à tout jamais, jusqu'à ce qu'un personnage inattendu y pénètre et réoriente l'intrigue ailleurs. Wharton s'approprie des mythes comme celui d'Ulysse et lui donne un navire "gréé d'un dos extensible permettant d'augmenter la surface des pages par vent calme".

Mais surtout, il s'amuse avec le lecteur:

"Il est vrai que vous vous attendiez à ce moment archétypique: vous n'êtes pas un lecteur naïf. Vous savez qu'un jour, vous trouverez une empreinte, une trace indéniable, la preuve qu'il y a ici quelqu'un d'autre que vous, la présence d'un autre esprit, d'un autre texte, d'une autre liseuse. Vous mourez d'envie de faire sa rencontre et celle de ce texte autre, d'apprendre son lexique, sa façon de vivre, à l'intérieur comme à l'extérieur du roman.

Jusqu'au moment où une idée folle, effrayante, vous frappe: chaque mot est une empreinte; les traces que vous cherchiez, elles sont là. Soudain, vous les distinguez clairement sur le blanc des pages: ce sont les mots d'une autre langue; celle de l'espace étranger qu'est le roman; loin d'être un désert, c'est plutôt le contraire, et une fois de plus vous y avez planté l'étendard qui proclame le règne de votre lecture."

C'est à une lecture lente et contemplative qu'invite Wharton qui, comme Guillaume Corbeil dans L'Art de la fugue, pousse le lecteur à relire l'histoire précédente pour mieux en apprécier les subtilités, pour mieux revenir à l'histoire qu'il lit et s'y transposer, comme s'il faisait partie de l'histoire même. Cet ensemble de courtes histoires, qu'on ne saurait nommer "recueils de nouvelles", et que j'hésite à appeler "roman" même si c'es ce qui est écrit sur la 4e de couverture, ressemblent plus à un heureux amalgame de plusieurs récits dont le thème central serait le roman tel que perçu par le lecteur, en rêve.

"À la fin, même notre patience s'amenuise. Mécontent de cette avarie évidente, on secoue le roman, on le cogne contre l'accoudoir de notre chaise longue. On lit toujours, avec ténacité, mais ce roman qui n'en est pas un nous perd en cours de route, sans que l'on éprouve le besoin de revenir en arrière pour savoir ce que l'on aurait manqué. Les mots, les phrases finissent par se résorber en bruit de fond semblable au bourdonnement d'appareils électroniques dans le clair-obscur d'un corridor d'usine. Nos pensées s'évadent, déambulent derrière nos désirs et souvenirs personnels, tandis que nos yeux continuent à parcourir mécaniquement les lignes de texte jusqu'au bas de chaque page."


Récemment, je discutais avec Mathieu Arsenault (Vu d'ici, Album de finissants) sur ce qu'il appelle "Les grosses briques postmodernes américaines", en référence à ces ouvrages d'une éloquence crasse mais quasi indéchiffrable, surtout à cause de leur érudition et leur volume. On pense ici à Don DeLillo (Underworld), feu David Foster Wallace (Infinite Jest), Thomas Pynchon (Gravity's Rainbow) et Mark Z. Danielewski (House of Leaves). Wharton, lui, a réglé le cas de ces ouvrages fascinants mais trop longs à consommer dans notre monde en constante mouvance:

"Pour les lecteurs qui n'ont pas le temps de s'engager de façon contemplative et décontractée dans un ouvrage de fiction, ce roman représente la solution idéale. La substance qui occupait à l'origine neuf cents pages est ici magistralement plumée, abrégée, pulvérisée, filtrée, séchée, puis reconstituée en version concentrée, remballe sous forme contemporaine, facile d'accès.

Néanmoins, malgré ce que l'on aurait pu craindre au départ, il s'agit toujours de littérature de la meilleure qualité, allant droit au thème qu'elle s'est fixée, attachante, innovatrice, dépourvue des extravagances qui dénotent le cabotinage de l'auteur, rendue savoureuse en regardant la télévision, en travaillant à l'ordinateur ou en pleine conversation cellulaire à l'heure de pointe. Par-dessus tout, sa lecture ne laisse aucune rémanence; pas le moindre dilemme éthique ne vient troubler le reste de la journée."

S'inscrivent aussi au cœur du livre les histoires des lecteurs et des prédécesseurs, car un livre est aussi la somme de toutes ses lectures. C'est ainsi que le lecteur se pose des questions sur les notes qu'un lecteur passé a laissé dans la marge, et dont les codes d'abréviation demeurent parfois impénétrables; où la lecture se trouve entravée par le fantôme d'un lecteur d'un autre temps, d'un autre monde, qui hante vos pensées pendant la lecture:

"Les graffitis qui le défiguraient, commis pour la plupart à l'aide d'un stylo bavant une encre de mauvaise qualité, me firent grincer des dents. J'avais beau m'évertuer à me concentrer sur l'histoire, je ne parvenais pas à ignorer les annotations et les interrogations de mon prédécesseur. Pas moyen de faire comme si elles n'existaient pas: chaque fois que je tournais une page et que je tombais sur un autre gribouillis en patte de mouche, la simple curiosité humaine me poussait à le lire. Il fallait bien que je sache si le lecteur antérieur avait découvert un élément qui m'aurait échappé. Si la lecture est un acte érotique, peut-être ces notes marginales éclairent-elles mes propres insuffisances en tant qu'amant des mots. J'avais besoin de savoir si cet autre lecteur était meilleur que moi. Cela m'aurait ravi de trouver la preuve qu'il, ou elle, ne m'arrivait pas à la cheville lorsqu'il s'agissait d'allumer les qualités subtiles du livre, de combler ses désirs secrets. Je finis par remarquer que le lecteur ne manquait jamais de souligner ni d'annoter les passages en apparence les plus anodins, les faisant briller d'une mystérieuse aura. En marge, par exemple, du mot "imaginaire" souligné, je lus la phrase "je suis dans le gris". Parfois, voilées par des abréviations déconcertantes, les notes se refusaient à toute interprétation: "ce paragraphe est tr.nl." En effet."
Le clou du livre est sans aucun doute cette bibliothèque abandonnée que visite une bande de voyageurs en terre étrangère, dans "la plus puissante cité d'un empire disparu". Maya, Aztèque, l'auteur ne le dira jamais. À l'instar de la Bibliothèque de Babel, de Borgès, où toutes les salles épouse la forme d'un hexagone et où chaque livre possède 410 pages, Wharton crée une bibliothèque stupéfiante où il ajoute un obstacle supplémentaire: l'impossibilité de lire les livres qui s'y trouvent car le seul fait de les ouvrir les faits se réduire en poussière.

Le mystère reste entier. L'énigme demeure. Le Logoryphe, comme la bête mythique qu'il représente et qui hante les rayons d'une librairie, d'une bibliothèque près de chez vous, est une citadelle imprenable sur les berges du fantastique, du merveilleux.

2 comments:

Josée Marcotte said...

Merci pour ce partage de ta lecture.
En effet, "Logogryphe" est si fascinant (le récit et la bête)!
On pourrait assimiler cet animal mythique au mouvement infini du récit (et de ses lectures possibles) mis en place dans ce "quasi-roman".
Dans "Un jardin de papier" (Salamander), il me semble que la salamandre assumait déjà ce rôle.
Wharton joue avec le récit d'une façon envoûtante et nous fait croire à l'infini (moi du moins!).

Christian Roy, aka Leroy said...

Je suis justement en train de lire Un Jardin de papier, et je n'ai pas encore vu la Salamandre, je garderai l'oeil ouvert!

Bien d'accord avec toi, il nous fait rêver d'infini et de possibilités inimaginables!