KLM : Journal de MorrisLa chambre 201 de l’Hôpital des Grands Lacs (ou HGL) abrite K, comateux révolté. Il ressasse nombre d’images, tant autobiographiques que fictives, qui revivent dans sa mémoire disjonctée par la drogue : la morphine, etc. Les souvenirs et fantasmes se mêlent sans que K ne sache différencier le vrai du faux. Mais je ne saurais me laisser berner par ce vieil ami qui, sur son lit de mort, s’attaque à sa mémoire comme on viole l’intimité d’un jeune homme se masturbant à la chandelle.
Cette chambre semi-privée respire la mort, bien entendu. Vous n’avez qu’à vous rappeler vos nombreuses visites hospitalières pour comprendre que le vert hôpital ne sied nullement au rétablissement des chroniques désabusés. Les fleurs en plastique n’inspirent guère autre chose qu’un mépris pour la nature, qui nous a mal foutus, après tout. Car, comment expliquer que K, idéaliste et aventurier s’il en fut, qui a fait le tour de l’expérience que l’on nomme vie, à l’affût de découvertes et de science, ait comme dernier compère de galère un septuagénaire dégoûtant crevant du cancer?
Ce co-loque, contrairement aux aînés dont la mémoire éveille nos plus jeunes bonheurs, ne fait que s’enliser dans le climat déjà sordide de la chambre 201 : il pue la merde, sacre à tout bout de champ, se mouche dans ses draps et râle comme un loup quadraplégique. Heureusement, un grand rideau blanc sépare K de cet être dégueulasse, qui me fait envier les odeurs de bouffe thaïlandaise qui émanent des murs de mon 4½ sur Marie-Anne.
Un autre drôle se promène dans le corridor au volant de sa chaise électrique. Il klaxonne arbitrairement, évite des passants fictifs et brûle les feux rouges de sa délirante folie. Tout dépeigné, comme c’est la mode dans les grands hôpitaux du monde, il s’assure que le coulis de bave qui arpente son menton dégouline jusque par terre pour que les employés à temps partiel ne se plaignent pas d’un manque de travail (le syndicat froncerait des sourcils...). Puis une infirmière toute de vert vêtue (obviously) s’écrie Monsieur Hurtubise! Retournez dans votre chambre. Vous dérangez les visiteurs, inconsciente de l’état d’esprit absent de sieur Hurtubise, qui nage dans sa salive depuis huit heures et demie. On se demande même s’il comprend ce qu’il voit, ou encore où il est, tellement son regard apeuré nous fait penser aux yeux terrifiés d’un orignal sur la 117, une Camaro de l’année s’apprêtant à le happer.
Puis il y a la coquette qui cruise tout ce qui bouge dans son peignoir rose grand ouvert, évoquant le temps des cerises et son roman préféré : Histoire d’O, duquel elle déclame les passages les plus représentatifs selon son expérience qu’elle dit «personnelle» :
Désormais, huit jours durant, entre la tombée du jour où finissait son service dans la bibliothèque et l’heure de la nuit, huit heures ou dix heures généralement, où on l’y ramenait –– quand on l’y ramenait –– enchaînée et nue sous sa cape rouge, O porta fixée au centre de ses reins par trois chaînettes tendues à une ceinture de cuir autour de ses hanches, de façon que le mouvement intérieur de ses muscles ne la pût repousser, une tige d’ébonite faite à l’imitation d’un sexe dressé. Une chaînette suivait le sillon des reins, les deux autres le pli des cuisses de part et d’autre du triangle du ventre, afin de ne pas empêcher qu’on y pénétrât au besoin.
À maintes reprises l’a-t-on vue sur le bord de l’orgasme, se frottant sur le rebord d’une fenêtre et riant d’un apocalyptique crie sonore, lorsqu’on la prenait en flagrant délit de jouissance. Elle s’en était prise au plus viril de ses co-loques, maniant la verge avec une dextérité peu commune pour une dame de soixante-quatre ans.
Parmi cette horde de fous, K ne pouvait cacher longuement le rictus qu’il affichait : il savait très bien que son tour viendrait, qu’il en prendrait pour son rhume et que lui aussi deviendrait la risée de ses plus jeunes co-loques et clients (eh oui ! nous ne sommes plus que des «clients»...) de l’HGL; mais, pour l’instant, il avait le beau jeu : une Royal Flush et les manches pleines d’as.
Comment K pouvait-il guérir de sa terrible maladie parmi cette dite horde de fous? Quotidiennement, je me posais cette question et tentais vainement d’y répondre. J’aurais pu m’infiltrer à des heures plus que matinales dans l’HGL, et le délivrer de cet antre de perdition; je l’aurais assis confortablement sur sa chaise roulante blindée, et roulé à toute vitesse dans les corridors suintant la pisse; dans ma Camaro de l’année, je l’aurais installé, et nous aurions roulé jusqu’à Val-d’Or sur la 117.
À la tombée de la nuit, je me roulais un dernier spliff et me disais Tonight’s the Night. Mais dès que l’étoile polaire scintillait sur mon pare-brise, j’imaginais les gyrophares policiers rouge supplice, j’entendais la sirène du dernier jour qui chantait au loin sur les rives de la rivière des Outaouais; inévitablement, elle entraînait la carrosserie de mon véhicule vers l’avacuité de mon royaume, où règne le bleu, où la mer profonde habitée d’hippocampes et de bélugas m’accueille en roi; limpide, le calme éructe à 360 degrés; cette lave bleue qui tapisse les murs de mon royaume...
À priori, je te vois, K, de bleu submergé; les eaux réparatrices redonnent de l’éclat à tes yeux, de la couleur à tes joues et de la folie à tes cheveux bouclés bleus frisés et follement heureux de vivre!
LivEvil2K, work-in-progress
© 1996 - 2007 LeRoy K May
Copyleft LeRoy K. MayInclut l'image K Bleu : œuvre conséquente
© 10.12.2000, Thierry Vendé
Œuvre originelle : © Bruno Deshayes