Pour Jack.
Quai des brumes : Journal de Maïté
En attendant Gérard, je plonge au fond des maux. J'allume une cigarette et fais tournoyer sa cendre au-dessus du cendrier. Ce dernier, enrobé d'une lumière diffuse provenant des chandelles allumées ici et là dans le bar, est fait d'une vitre opaque blanchâtre, presque grise. La cendre semble vouloir y tomber. Elle oscille entre la stagnation rassurante et le désespoir éperdu dans lequel elle pourrait sombrer. D'un léger coup de tête, elle chancelle : son dernier refuge, le cendrier. Langoureusement, il l'attend, afin d'emplir sa solitude.
La fumée, d'un bleu strident, crie une mélodie nègre de New York où les musiciens noirs étalent leur misère, leur savoir-faire. Partout dans le bar, le smog envahit les corps empêtrés, tous suspendus devant un café noir, une bière brune, un alcool blanc. Une jeune femme, habillée de gris et de noir, pénètre dans le bar, pipe au bec. Elle regarde furtivement devant elle, espérant rencontrer un regard apaisant, et se dirige vers le fond de l'établissement. Son corps, difficilement perceptible, marche de façon aléatoire, avance, recule, fait un pas de côté, prend une autre direction, fait un second pas de côté. La femme inspecte de nouveau la salle. Arrivée au bar, elle s'y assoit et commande une Kronenbourg. L'accumulation de fumée m'empêche de la voir complètement. Je regarde la vacuité céleste : on me chuchote que les musiciens du Death Tone arrivent.
Ian Butler, muni de sa clarinette basse, salue la serveuse. Il lui dit que l'amour plane comme une feuille d'olivier sur une tombe. Elle lui lance un regard fugace, ne prête aucune attention à ses insipides propos. Ian enlève son chandail couleur ambre. Il ne porte plus qu'un t-shirt mauve, arborant les mots Dark Alley. Il lèche son anche, l'insère dans le bec de sa clarinette, fixe le bec au corps de son instrument, puis se dirige vers le bar où il embrasse la jeune fille buvant sa Kronenbourg. Elle se nomme Manú, me susurre-t-on à l'oreille. Elle le reconnaît, lui fait une accolade. Je crois qu'elle lui sourit. Elle lui offre une bière, qu'il prend volontiers. Elle se retourne vers moi, plisse les yeux, essaie de voir à travers les nues bleues. Elle n'y parvient pas.
Christian Jorgenssön fait son entrée. Il n'a l'air de rien, c'est-à-dire qu'il n'a pas l'air musicien. Plutôt, il ressemble à un oncle que l'on ne voit qu'une fois l'an, soit au réveillon de Noël, soit à Pâques. Ses cheveux, peignés sur le côté, transpirent la graisse. Sa chemise blanche, presque transparente, détachée jusqu'au troisième bouton, fait voir la masse de poil collée à sa poitrine. Il salue la serveuse, lui dit que l'amour s'écoule de sa bouche comme d'une fontaine ; elle lui sourit, ou me semble du moins le faire.
Christian assemble sa trompette et en fait gémir quelques notes pratiquement inaudibles. Elles semblent lui plaire, et lui aussi paraît sourire. La batterie de Paul McGwire est déjà en place sur les planches du petit amphithéâtre. Il arrive, les cheveux au vent, très enthousiaste. Il échange quelques poignées de main avec des amis, que je ne connais pas. Il salue la serveuse et lui dit que l'amour est une forteresse hors d'atteinte ; elle rit faiblement et marche en ma direction.
Pénétrant dans l'antre de perdition qu'est le Yardbird Suite, Norm Langford et sa contrebasse. Il l'accorde, affiche un air anxieux, ne sourit pas, ne parle à personne, attend impatiemment que ses musiciens se joignent à lui afin d'entamer la première pièce de la soirée : Now's the Time.
Enfin, Gérard se pointe à ma table. Ses dents jaunies par un nuage de nicotine sont cachées derrière un timide sourire. Sa moustache finement taillée donne un éclat surprenant à son visage, habituellement terne, voire lymphatique. Ses cheveux brun-roux, tout ébouriffés, me font esquisser un fin sourire.
Il porte un bandeau noir, ce qui met en relief sa crinière endiablée. Il me dévisage d'une grimace-sourire statique ; à quoi pense-t-il? Je ne le sais pas et ne daigne le lui demander. Comme si je n'étais pas assez complexée par l'omniprésente brume, il s'allume une cigarette, une Chesterfield je crois. Cette dernière crée chez moi un aveuglement quasi total : à peine puis-je l'entrevoir dans ce capharnaüm d'exhalaisons. Je me résigne donc à utiliser mes autres sens, mon ouïe, mon toucher, mon odorat : mes yeux me sont maintenant chimériques.
La serveuse me demande ce que nous voulons boire. Je fixe momentanément sa poitrine : elle porte une blouse noire très serrée, ce qui met en évidence son buste, particulièrement ses deux mamelons. Je détourne mon regard. Comment ai-je fait pour voir ses mamelons ? La brume se serait-elle dissipée? Il semble que oui. Peut-être n'est-ce qu'une illusion : après tout, on voit bien ce que l'on veut bien voir... Le regard de la serveuse s'immobilise sur moi. Elle rit sardoniquement, elle s'impatiente. Gérard cligne des yeux : la fumée. Il joue dans ses cheveux, m'envoie un baiser soufflé. Sa bouche forme un cercle parfait, pareil au goulot d'une bouteille. Je commande deux 1664.
L'insolite beauté installée au bar regarde dans notre direction, allume sa pipe. La serveuse, tout en apportant nos bières, me dit que Manú aimerait bien se joindre à nous. Gérard n'y voit pas d'objection, moi non plus. Elle s'amène lentement, se laisse désirer.
Elle se nomme Manú, vous l'avez appris plus tôt, en même temps que moi. En pleine brousse albertaine, j'assiste à un concert de jazz, 10203 86th Avenue. Il y a Gérard, vous l'avez rencontré plus tôt. Il y a Manú, cette étrangère aguichante qui ne connaît pas le passé des nuits sombres et ombrageuses (du moins, c'est ce que je crois), jazzées par l'effusion émanant des cuivres et des percussions aphrodisiaques de ce band déchaîné nommé Death Tone.
Il entame donc sa première pièce, Now's the Time, une composition de Parker, un hymne à la révolution complète. Un hymne à la noire révolution, à la liberté, à tout ce vers quoi je tends, à tout ce vers quoi vous tendez, du moins, j'ose l'espérer. Ce n'est certainement pas en remplissant mon devoir de journaliste que j'y accéderai (à cette révolution), mais, en attendant, je me contente de voir, de sentir, d'ouïr, pour ne pas dire, voire commettre le lapsus qui consisterait à ajouter un « j » au mot ouïr...
Après le crapuleux meurtre perpétré le Xième jour du Xième mois de cette sainte année mil neuf cent X, celui où un jeune poltron a assassiné un propriétaire de Pizza 2=1, mon patron, un vaurien, sûrement inspiré par la pleine lune (comme à son habitude), m'a envoyée bien loin dans la faune edmontonienne sur un simple hunch, un pressentiment : «J 'ai l'feeling qu'il s'en va vers l'Ouest. C'est ben connu, les jeunes partent tout' vers l'ouest, vers Vancouver, capitale du punk-rock qu'z'appellent ça. Moé, j'comprends rien là-d'dans, le punk-rock. C'est du bruit de drogués, de dégénérés. », m'a-t-il postillonné au visage de son air je-sais-tout, car il ne connaît sûrement pas le mot omniscient, de son air dans-mon-temps-c'était-ben-mieux, et bla bla, et bla bla.
Donc, obéissant à son impératif, je m'envole vers la belle capitale de la drogue, comme il aime tant l'appeler. Je manque mon avion, roule sur mon pouce, me ramasse dans un trou à Edmonton où, heureusement, j'ai des contacts. Gérard est journaliste au Edmonton Tribune, un journal pourri mais bon, faut ben vivre. On a fait connaissance à Montréal dans un cours de littérature, Poésies II, où l'on étudiait les oeuvres de Paul-Marie Lapointe, Gérald Godin, Gilles Hénault, et j'en passe. Bref, Gérard est un joli mec qui baise bien, qui a un bel appart à Edmonton Beach et dont l'accent français, charmant, ferait défroquer les plus pieuses des nonnes.
Manú, rousse comme une Dos Equis, n'attend pas les un deux trois et claque à qui mieux mieux sur le deux et le quatre, sur les up beat comme on dit dans le milieu, ce qui m'impressionne. Elle me regarde de ses yeux brillants qui parlent ainsi à mes sens : «Ça m'prendrait pas grand-chose pour te traîner dans mon appart ; j'te f'rais la passe du canard qui tousse, d'la brouette québécoise ; Debby Does Dallas deviendrait Manú Does Maïté from Sainte-Dorothée.» Tout ça en l'espace d'un clin d'oeil emboucané, merci beaucoup.
Puis, comme si Norm Peterson pénétrait chez Cheers, le célèbre bar de Boston, Mr. PC, comme tout le monde aime le prénommer au Yardbird Suite, fait son entrée, assez fulgurante d'ailleurs. Il s'assoit à notre table, embrasse Manú, fraternise avec Gérard, m'embrasse, je ne le connais pas, du moins, je ne le crois pas, je ne suis pas sensée le connaître. Ça me fait esquisser, de nouveau, un on ne peut plus fin sourire.
Après avoir joué Mr. P.C., chanson dédiée au bassiste du fameux quartet de John Coltrane, Paul Chambers, et à Mr. PC lui-même ici présent, Death Tone prend une pose bien arrosée de Straight no Chaser, s'il vous plaît.
5 comments:
Mais s'il vous plaît, que vienne la soirée libre au lieu de ce petit matin café chien boulot pour que je puisse tirer une pof à mon goût, m'intoxiquer les pieds jackés dans la suite des interludes. J'ai quand même eu le temps de goûter à la mousse des bières, de bien apercevoir les deux mamelons étoilés à travers la blouse serrée noire que tu dessines si bien... Quel beau texte! Misère nègre, savoir-faire, multiplication du luxe des lettres. Qui m'est dédié en plusse! Wow! Tu fais ma journée. (Merci Nina du coup de sonnette.)
Je reviendrai au Quai des Brumes.
C'est superK!
merci jack.
as-tu vu le vieux quartet de Normand Guilbault dans ma description?
c'était ivanhoe jolicoeur, normand guilbeault, paul léger et mathieu bélanger (ah! mathieu bélanger, quel clarinettiste!)
quelque part en 93, je les ai vus au Quai des brumes, on devait être 5 dans la salle. puis guilbeault s'est mis à jouer un solo de bass que je reconnaissais mais que je n'arrivais pas à nommer.
puis illumination. je me suis levé et j'ai crié "jaco!". c'était Continuum , j'en ai des frissons juste à y reprenser.
je ne pensais pas qu'il était possible de reproduire ça... sur une contrebasse!
dommage, j'ai perdu le premier album du normand guilbeault ensemble, c'était génial. le deuxième, basso continuo, est moins hot à mon humble avis.
Le Quai des Brumes... ma seconde famille dans ces années-là. Cou donc Superk ,(voir réplique dans les comz sur tanière Téoutéki) on s'frayait les mêmes bars, les mêmes disquaires. Fun. Zer Fun! J'espère juttz que t'as pas été un mes clients !!(rrrrirrrres)
Eh bin, permettez-moimister K.
J'ajoute un« j » au mot ouïr...
Bin quoi !? On ne jouit pas que par le bas.
tabinwèzon sirenamiga.
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